mercredi 12 juin 2013

L'invasion des cigales, les nombres premiers et l'U.S Navy

Après la physique des manchots, un court article sur les cigales. Comme vous le savez sans doute, la partie est des États-Unis fait face à une invasion massive de cigales cette année. Les spécialistes s'attendent à un déferlement gigantesque de Magicicada septendecim : entre 30 et 100 milliards de cigales, dont un milliard dans la ville de New-York seulement. Une invasion spectaculaire mais inoffensive, si on exclue les nuisances sonores : le chant d'une cigale peut atteindre 100 décibels, soit l'équivalent du bruit de la circulation intense sur les avenues de la mégapole ! A la fin du printemps, surgissant de la terre où elles étaient restées blotties pendant 17 ans, elles vivront 6 semaines intenses avant de passer le témoin génétique à une autre génération. En raison de leur cycle de vie particulier, elles sont aussi appelées "cigales périodiques". Le magnifique petit film ci-dessous, réalisé par Samuel Orr, illustre ce cycle fascinant (faites un tour sur sa page pour découvrir et soutenir son projet de documentaire).

Pourquoi 17 ans ?

Une autre variété de cigale : Kitchissima Hideis
Mais pourquoi 17 ans alors que les cigales sortent chaque année en France ? Pourquoi une telle longévité quand la plupart des insectes vivent quelques mois ? Et surtout, pourquoi pas 16 ou 18 ans ? Une des explications avancées est celle du paléontologue américain Stephen.J.Gould ; le cycle de 17 ans permettrait aux cigales d'éviter les prédateurs ou les parasites aux cycles plus courts (ou plus longs) grâce à une petite astuce mathématique. Le nombre 17 a en effet la particularité d'être un nombre premier, c'est à dire un nombre entier naturel divisible par 1 et par lui même. Autrement dit, ce nombre n'a pas de sous multiples. Les dix premiers nombres premiers sont : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23 et 29. En adoptant un cycle long dont la durée n'est le multiple d'aucun autre nombre inférieur, la cigale a trouvé une stratégie efficace pour préserver son espèce.

Supposons par exemple que cette année, un prédateur ayant un cycle de 1 an (qui vit un an en ayant eu le temps de se reproduire) s'attaque à une cigale dont le cycle est de 17 ans. Il se gavera de cigales en 2013 et donnera naissance à une nouvelle génération nombreuse et bien nourrie. En revanche, l'année suivante, en 2014, il n y aura aucune cigale. En fonction de la part que représentaient les cigales dans son régime, la nouvelle génération de prédateurs sera donc plus ou moins affaiblie. Il lui faudra attendre 17 ans pour rencontrer les cigales de nouveau, ce qui laisse le temps de laisser mourir tout prédateur dont la survie dépend de la présence des cigales. Idem pour un parasite : si son espérance de vie est inférieure à 17 ans et qu'il ne peut infecter que les cigales, il mourra sans se reproduire. La durée inhabituelle du cycle de la bien nommée septendecim est donc déjà une bonne protection en soi. Mais ce n'est pas tout : considérons maintenant un animal dont le cycle serait de 2 ans. S'il croise septendecim en 2013, la prochaine rencontre aura lieu dans 34 ans (2 x 17), en 2047 ! Un animal au cycle de 3 ans devra patienter 51 ans (le record de longévité chez les insectes). Et de façon générale, un animal avec un cycle de n années (n étant inférieur à 17 ans) reverra les cigales (17 x n) années plus tard. Ce tableau montre en quelle année des groupes aux cycles de 1 à 5 ans croiseraient celui des cigales septendecim.


En revanche, si la cigale avait un cycle de 16 ans, elle rencontrerait aussi tous les animaux dont les cycles sont de 2,4 et 8 ans (les sous multiples de 16), ce qui est 4 fois supérieur au nombre de rencontres avec un cycle de 17 ans. Un cycle de 15 ans ou de 14 ans ne serait pas très satisfaisant non plus, car 15 et 14 sont des multiples de 3, 5 et 7. En fait, le nombre premier précédent 17 est 13. Et, comme par hasard, une autre espèce de cigales vivant dans le sud des États-Unis a un cycle de 13 ans. Deux groupes de cigales ayant respectivement un cycle de 13 et de 17 ans se croisent tous les 221 ans (13x17) ! Voici un tableau montrant les durées séparant deux rencontres successives entre animaux de différents cycles :



Actuellement, 15 couvées de Magicicada septendecim sont répertoriées aux Etats-Unis, dont certaines sortent la même année (l'année prochaine par exemple, on attend deux "invasions"). Autrement, les couvées ne se croisent jamais !

Pour en savoir plus : Le temps des insectes, de Bruno Didier (pdf) où l'on apprend par exemple que certains insectes peuvent vivre jusqu'à 51 ans ! Ce document du CNRS ou cet article sur les nombres premiers dans la nature.

Le mystère acoustique de la cigale

Comment un si petit insecte peut il produire autant de bruit ? A vrai dire, cette question simple n'a pas encore trouvé une réponse complète car le fonctionnement des organes qui permettent à la cigale de produire son chant tonitruant est admirablement compliqué ! Chez la cigale, le son est produit par les mâles uniquement au niveau de l'abdomen (rien à voir avec les criquets qui frottent leurs pattes). Celui-ci est presque creux ; les organes sont compressés aux extrémités. Il contient également un curieux appareil qui constitue la source primaire du son : deux cymbales semi-rigides qui, actionnées par de puissants muscles, produisent un claquement puissant à un rythme effréné, plusieurs centaines de fois par seconde !

Coupe transversale de l'appareil cymbalaire. Dissection et photo : P.Falatico
Le son est amplifié dans l'espace vide de l'abdomen qui constitue une caisse de résonance, puis diffusé par des évents. Jusqu'ici, rien de spécialement complexe. Pourtant, aucun appareil conçu par l'Homme ne permet de produire un son si fort en utilisant si peu d'espace et d'énergie, ce qui chagrine l'US NAVY par exemple, qui aimerait s'inspirer des cigales pour inventer de nouveaux appareils de communication ou de localisation beaucoup plus efficaces. Les dispositifs actuels sont en effet très encombrants et ne peuvent pas être installés à bord de petits appareils.

Les observations des scientifiques ont permis de savoir au moins une chose : le problème est beaucoup plus complexe que prévu. Les claquements par exemple, sont produits en déphasage. Ils sont accompagnés d'une déformation de l'abdomen et de vibrations au niveau des minuscules "côtes" qui constituent l'infrastructure soutenant la membrane des cymbales. L'intensité du son produit est reliée à ces déformations de façon non linéaire, ce qui complique encore un peu les choses. Par ailleurs, la cigale est capable de moduler le son en relevant ou en abaissant son abdomen. Des chercheurs de l'U.S. Naval Undersea Warfare Center travaillent activement sur des modèles physiques susceptibles de reproduire les propriétés sonores de l'abdomen de la cigale, mais pour l'heure, la façon dont les différents effets se combinent pour donner un son assourdissant demeure une énigme. La marine devra donc patienter encore un peu avant de pouvoir équiper ses sous marins de sonars miniatures surpuissants.

Pour en savoir plus sur "l'anatomie sonore" de la cigale, lire cet article.

5 commentaires:

  1. Nice!
    Un truc me chiffonne: comment un animal qui vit 16 ans (ou autre âge) pourrait de toute façon avoir comme nourriture principale un animal qui vit 6 semaines quoi qu'il arrive?

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    1. Entièrement d'accord avec toi, j'étudie les insectes depuis longtemps,et un parasite spécifique à une espèce ne disparait pas en mourant de faim par le manque de sa nourriture habituelle. les insectes sont formidables, ils s'adaptent aux situations diverses. De plus, les cigales émergent régulièrement tout les ans en plus ou moins grand nombre suivant la météo. celles nées il y a 17 ans, puis celles d'y à 15 ans, etc... pour moi la question est encore un mystère et il peut être plus simple que ce que l'on pense, car parfois on cherche dans le trop compliqué.
      Je vais me pencher sur cette question.
      Mais quoi qu'il en soit l'instruction est toujours bonne à prendre et à partager.
      Nous devons apprendre et progresser en sagesse pour notre bien.
      Bonne soirée

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  2. Oui je me suis posé la même question! Ce qui importe, c'est que ni une population de prédateurs ayant bénéficié une année de cette manne, ni leur descendance ne puissent compter dessus dans les années suivantes. Or chez certains animaux, il est fréquent d'observer des périodes de gavage intense (avec souvent une nourriture très peu variée) et de longues périodes de disette. Il ne serait pas déraisonnable d'envisager qu'avant l'établissement de ce long cycle, certains animaux aient profité des cigales chaque année pendant une courte période. Ce serait intéressant de savoir quel(s) gène(s) contrôle(nt) la durée du cycle et depuis quand il est fixé à 17 ans. J'ai du pain sur la planche !

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  3. Yop, très sympa l'article. Par contre, le nom de ces cigales, c'est Magicicada septendecim

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  4. Merci :) Ah oui tiens, apparemment elle a changé de genre ? Je lis par exemple "genre Magicicada, anciennement Tibicina" ? Je corrige en tous cas.

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