Les fractales
Si vous savez déjà ce que sont les fractales, ou que les maths ne vous intéressent pas, vous pouvez passer directement à la suite. Sachez toutefois que pour expliquer les fractales, j'ai économisé 1 000 euros cet été pour pouvoir me payer 30 secondes de speech de Nicolas Sarkozy. Vas-y mon grand, c'est à toi.
"Alors non. Oui. Un fractale, une fractale, un fractale ? Bref, c'est un truc que quand tu le regardes, ça change pas, même que tu le regardes d'en haut, puis de plus en plus haut, puis de plus en plus bas. Alors je pose la question : qui, en France, aujourd'hui, peut se permettre ça ? Et avec quel argent ? Moi je le dis tout net, les frontières de la France ne sont pas fractales, il y a une limite au nombre de réfugiés que .."
Ok, c'est bon. Heu.. pour me faire rembourser les 1 000 euros, je vois avec Liliane ?
Bon, les fractales, c'est tout simple et super visuel. Ce sont des objets qui exhibent les mêmes structures quelle que soit l'échelle à laquelle on les regarde. On peut zoomer à l'infini sur n’importe quelle partie, on retrouvera toujours le même motif. Un des exemples les plus connus et les plus simples est celui du flocon de neige de Koch, formé avec un motif triangulaire. Il est construit en dessinant des triangles successivement au milieu de chaque segment. Voici les 6 premières étapes :
Les premières étapes de construction du flocon de Koch |
Le flocon de Koch |
Stupéfiant non ? Aussi, si vous voulez voir ce que ça fait de badtriper sur de la crystalmath (ho ho ho), matez-moi ça :
Les fractales dans la nature
Depuis la découverte/invention des fractales dans les années 70, on s'est aperçu que ces structures sont omniprésentes dans la nature. Des poumons aux dépôts de manganèse, en passant par les méandres des fleuves, les fractales sont presque partout. Les mathématiques associées ont trouvé des applications très concrètes : le calcul de la longueur d'une côte rocheuse, la modélisation des échanges pulmonaires ou la création d'une chaîne de montagnes dans un jeu-vidéo par exemple. Il existe cependant deux différences fondamentales entre les fractales mathématiques et leurs équivalents naturels. Premièrement, dans la nature, on ne peut pas zoomer/dézoomer à l'infini. Par exemple, en zoomant sur le chou romanesco, on finira par voir des structures indistinctes, puis des cellules et in fine des atomes. Le chou est donc fractal, mais seulement sur une gamme d'échelles réduite : la structure est reproduite quatre ou cinq fois avant de s'estomper et de disparaître.Dans les poumons, qui doivent offrir un maximum de surface pour les échanges gazeux, on ne compte pas moins de 16 itérations ! Cela signifie que les deux branches principales se divisent en embranchements, qui se divisent en embranchements, qui se divisent en embranchements, et ainsi de suite, 16 fois de suite. Pour en apprendre davantage, on peut lire cette page.
Deuxièmement, les formes fractales naturelles ont toujours une composante aléatoire (par exemple, la direction dans laquelle le motif est répété peut fluctuer). Cela signifie que la figure fractale, au lieu d'être construite de façon déterministe, en répétant exactement la même étape, est construite avec une dose de hasard. La construction du flocon de neige de Koch par exemple, pourrait ressembler à ceci :
Un flocon de Koch aléatoire |
Comment les colonies de bactéries forment-elles des fractales ?
Culture de bactéries issues de la main d'un petit garçon |
La culture des bactéries en labo
Colonie de Paenibacillus vortex. |
En laboratoire, les bactéries sont cultivées dans des boites de Pétri tapissées d'une sorte de gel au nom exotique : l'agar-agar. Ce gel contient des nutriments qui permettent aux bactéries de se multiplier et à la colonie de croitre. Si les conditions sont constantes, les facteurs qui influent sur la croissance de la colonie sont considérablement réduits. En plus, les boites de Pétri sont rondes, les nutriments sont répartis de façon
homogène et la souche de bactéries est mise en culture au centre de
cette boite, ce qui rend le problème parfaitement symétrique, au grand
bonheur des scientifiques. Le développement de la colonie de bactéries ne dépend plus que de quelques
paramètres, essentiellement la concentration en nutriments et la densité du gel,
et ses mécanismes d'auto-organisation se révèlent. Pour mieux comprendre comment, nous allons considérer les différentes étapes de développement (les formes de colonie dépendent aussi de la nature de la bactérie, mais la suite est valable dans ses grandes lignes pour toutes les espèces).
Au tout début, la colonie se résume à un petit point au centre de la boite de Pétri. À part leur environnement immédiat, les bactéries ne "connaissent" rien du milieu où elles se trouvent. Les bactéries vont alors commencer à se multiplier, en extrayant des nutriments du gel, et la colonie va se développer. Quand une bactérie se divise, elle oriente sa division vers le milieu le plus nutritif, de sorte que, ayant déjà consommé une partie ou la totalité des nutriments accessibles en un point, la colonie va s'étendre pour conquérir de nouveaux territoires. La suite dépend, comme nous l'avons vu, de deux paramètres. Plus la densité du gel est élevée, plus il est "solide" et plus les bactéries de la colonie vont peiner à se propager, comme des parisiens dans le métro à 18h. Par ailleurs, plus la concentration en nutriments est faible, plus la colonie va devoir fabriquer des embranchements, et plus le motif sera complexe.
Face à ces différentes situations, les colonies réagissent en s'organisant spontanément en morphotypes différents, c'est à dire qu'elles adoptent une forme déterminée qui garantit un accès optimisé aux nutriments (voir photo ci-dessous). Une même espèce de bactéries adoptera toujours le même morphotype dans les mêmes conditions. Et si les conditions changent, alors la colonie peut brutalement passer d'un morphotype à l'autre. C'est un peu comme les soldats romains qui adoptaient différentes configurations selon la situation.
Sur la figure ci-dessus, extraite de cet article, on voit par exemple différents morphotypes de la bactérie Bacilus subtilis. On remarque que pour obtenir une belle figure fractale (A), il faut que le gel soit relativement pauvre en nutriments. La densité du gel affecte aussi l'épaisseur des branches : plus elle est élevée, plus les branches sont fines. D'ailleurs, si le gel est trop dense, la colonie croit de façon radiale sans même fabriquer de branches, et forme un gros pâté bien rond. Si le gel est très dense et la concentration en nutriments élevée, il n'y a quasiment aucun embranchement ; non seulement la colonie n'en a pas besoin, mais en plus, sa capacité de mouvement est dans ce cas très limitée.
Les différents morphotypes de Bacilus subtilis. Crédits : A.M. Lacasta et al.
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Une colonie de Paenibacillus dendritiformis séparée en deux morphotypes distincts, suite à un changement de conditions. Crédits : Prof. Eshel Ben-Jacob, Tel-Aviv University.
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La formation des figures fractales
Supposons ici que les conditions soient réunies pour que la colonie forme de jolies branches, c'est à dire qu'elle est libre de s'étendre et qu'elle doit explorer un maximum de surface pour se nourrir. Alors son développement est décrit (à peu près) par le modèle d'agrégation limitée par diffusion (ALD). Ce modèle explique très simplement la formation de fractales aléatoires dans une multitude de situations, notamment les célèbres figures de Lichtenberg. J'en avais déjà parlé dans "Comment la foudre peut tatouer des fractales sur votre peau".
Dans ce modèle, on considère des particules qui suivent une "marche aléatoire" (aussi appelée mouvement brownien) : elles se diffusent aléatoirement à partir d'un point de départ, presque comme les bactéries dans la boite de Pétri. Au début, les particules sont toutes concentrées au même endroit. Lorsqu'elles sont libérées, elles forment des agrégats qui se diffusent dans le milieu et se divisent en morceaux plus petits. Cette petite vidéo montre les résultats d'une simulation utilisant ce modèle :
Quoiqu'il en soit, les premières étapes de la formation d'une colonie fractale ressemble à ceci : des branches principales se déploient, permettant aux bactéries de prospecter les alentours. La taille et le nombre de ces branches dépendent des facteurs déjà cités, et leur direction peut être influencée par les variations locales de concentration en nutriments par exemple. Puis, lorsque les branches atteignent une certaine longueur et se trouvent à une distance raisonnable des branches adjacentes, elles se subdivisent, pour explorer un maximum de surface. Mais on voit déjà apparaitre une contrainte : les embranchements ne doivent pas se toucher (enfin, techniquement elles le peuvent, mais ça ferait doublon et la nature a horreur du gâchis).
Développement des embranchements dans une colonie de bactéries |
Les motifs formés dépendent également de l'espèce de la bactérie ; certaines sont plus enclines à former des colonies avec des motifs complexes. D'autres ont tendance à produire de belles figures fractales enroulées. Cette dernière propriété est appelée chiralité, un terme que l'on rencontre d'habitude en chimie ou en physique. Chiralité est un mot compliqué pour un truc tout simple : un objet est appelé chiral s’il constitue l’image miroir d’un autre objet avec lequel il ne se confond pas. Ça a l'air encore compliqué, alors voici un exemple. Prenons le cas d'une étoile. Son reflet dans un miroir est exactement la même étoile. Si on les superpose, on aura une étoile. Une étoile n'est donc pas chirale.
Une étoile n'est pas un objet chiral |
Une spirale est objet chiral |
Pour en revenir aux colonies de bactéries, on parle de chiralité lorsque la symétrie radiale de la colonie est brisée : elle s'enroule dans un sens ou dans l'autre, et son image ne se confond pas avec son reflet dans un miroir quand on les superpose. Sans que l'on sache encore exactement pourquoi, la taille et la forme de la bactérie semble influer sur la chiralité. Logiquement, des bactéries les plus longues ont plus de chance de former des motifs en spirale. Le sens de rotation semble être aléatoire, mais il est évidemment fixé dès les premiers embranchements.
Une colonie de Paenibacillus dendritiformis exhibe des motifs en spirales. Crédits : Prof. Eshel Ben-Jacob, Tel-Aviv University. |
Les bactéries fractales d'Eshel Ben-Jacob
Je mentionne ici Eshel Ben-Jacob, pour deux raisons. D'une part, c'était quand même un sacré lascar et il nous a malheureusement quittés cette année. Spécialiste des systèmes complexes auto-organisés, il commença à s'intéresser aux bactéries à la fin des années 80. D'une certaine façon, il réhabilita les bactéries, en montrant qu'elles pouvaient s'adapter et exhiber des comportements complexes. Il compara la colonie à un cerveau primitif, où des informations sont véhiculées et des décisions prises. Ses travaux en microbiologie trouvèrent des applications dans les neurosciences, en immunologie, en intelligence artificielle, et même en cybernétique !
D'autre part, Ben-Jacob découvrit deux espèces de bactéries, qui forment des colonies avec des motifs merveilleusement complexes : Paenibacillus dendritiformis (à gauche) et Paenibacillus vortex (à droite) :
Eshel Ben-Jacob fut ainsi le précurseur d'une forme d'art bactériologique : le microbial art, dont j'ai eu l'occasion de parler ici, et ses cultures firent des émules dans le monde entier. Les photographies ci-dessous proviennent d'ailleurs principalement de son laboratoire, où il étudia la capacité d'adaptation des colonies. En faisant varier les conditions, Ben-Jacob obtint des résultats extrêmement intéressants sur le plan scientifique, tout en produisant des œuvres d'art. La variété des formes est donc entièrement due à des processus naturels. En revanche, les couleurs sont artificielles (je sens poindre une once de déception). En effet, pour
être visible, la colonie est d'abord teintée en bleu, en utilisant un
colorant. Les différentes nuances de bleu sont ensuite numériquement
traduites en couleurs. C'est l'heure de la petite vanne politique :
Ah si les colonies israéliennes en Palestine pouvaient être fractales... Ce serait toujours illégal, mais ce serait joli vu du ciel.
D'autre part, Ben-Jacob découvrit deux espèces de bactéries, qui forment des colonies avec des motifs merveilleusement complexes : Paenibacillus dendritiformis (à gauche) et Paenibacillus vortex (à droite) :
Les deux espèces de bactérie découvertes par Eshel Ben-Jacob |
Ah si les colonies israéliennes en Palestine pouvaient être fractales... Ce serait toujours illégal, mais ce serait joli vu du ciel.
Je vous laisse maintenant avec ce que vous attendez tous : des scènes de nu bactérien très osées.
Galerie de colonies de bactéries fractales
Une colonie de Paenibacillus dendritiformis. Crédits : Prof. Eshel Ben-Jacob, Tel-Aviv University. |
Morphotype dendritique de Paenibacillus dendritiformis. Crédits : Prof. Eshel Ben-Jacob, Tel-Aviv University. |
Morphotype chirale d'une colonie de Paenibacillus dendritiformis. Crédits : Prof. Eshel Ben-Jacob, Tel-Aviv University. |
Colonie de Paenibacillus vortex. Crédits : Prof. Eshel Ben-Jacob, Tel-Aviv University. |
Pour en savoir plus :
Au sujet des bactéries
Sur les fractales en particulier et les maths en général : le blog "Choux romanesco, vache qui rit et intégrales curvilignes"
Sur les fractales (en français)
Sur les fractales dans les poumons
Sur les ensembles de Mandelbrot et de Julia (en français)
Sur les fractales dans le paysage (en français)
Sur la croissance des bactéries
Sur la morphogenèse fractale des bactéries
Sur la physique des bactéries
Au sujet de l'art bactériologique d'Eshel Ben-Jacob
Sur le microbial art en général
Sur l'étude des colonies fractales de bactéries marquées par une protéine fluorescente.
Les motifs géométriques créés par une colonie d'E.Coli, visualisés en fluorescence |
Magnifique ! et super intéressant !
RépondreSupprimerUn peu ce genre de spectacle le matin sur le pare-brise lors de gelée blanche...
Merci Pascale :) Oui, ça y ressemble bigrement ! Si vous avez des photos, je suis preneur !
RépondreSupprimerDes colonies de bactéries en forme de fractales ? Je viens d'apprendre quelque chose :)
RépondreSupprimerBon je vais faire mon relou, donc je commence tout d'abord par le positif: c'est un somptueux billet. Maintenant, dans ton billet tu confonds plusieurs fois (ou ne clarifie pas) l'organisme bactérien et la colonie. La colonie, c'est un nombre hallucinant de bactéries individuelles et quand tu parles de tubules, de colonisation du milieu, on a l'impression que tu signifies que c'est une bactérie individuelle qui envoie ces structures, alors qu'il s'agit en fait de milliers de bactéries qui prolifèrent dans telle ou telle directions. A ne pas confondre non plus avec l'exemple que tu donnes du myxomycètes Physarum polycephalum qui n'est pas une bactérie, mais un organisme eucaryote composé d'une seule cellule gigantesque (le plasmode) dans lequel se multiplient de noyaux (+ d'infos ici: http://ssaft.com/Blog/dotclear/?post/2015/09/24/Eucaryotes-et-caetera-Unicontes#amibe)
RépondreSupprimerHé hé merci @Taupo, j'ai failli t'envoyer le brouillon pour que tu révises cet aspect justement. Ça m'apprendra. Effectivement, je devrais clarifier ces choses. Et préciser que PP n'est pas une bactérie. XOXO
RépondreSupprimerMais bon, je ferai ça un peu plus tard, parce que je dois nourrir mon microbiote là :)
RépondreSupprimerCet article est très intéressant, et les photos sont magnifiques !
RépondreSupprimerMerci :)
RépondreSupprimerGrand mathématicien 🙏🙏🙏je n'ai jamais compris les fractales dans ce sens.
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